45.
Un nouveau journal
Wellan entra dans la bibliothèque, déserte à cette heure de la journée, décidé à consigner lui aussi ses commentaires sur la guerre. Il fouilla les rayons de la section réservée aux élèves et découvrit un cahier encore vierge. Sa couverture de cuir était cousue à la nouvelle mode au lieu d’être retenue par des ferrures de métal. Ses feuilles semblaient toutes neuves. C’était exactement ce qu’il cherchait.
Il s’empara d’une bouteille d’encre et d’une plume. Comme souvent, il prit place à une table isolée près d’une fenêtre. Il ouvrit le journal à la première page, tailla la plume avec sa dague et la trempa dans l’encre noire en rassemblant ses pensées.
« Je m’appelle Wellan d’Émeraude. Je suis le fils du Roi Burge du Royaume de Rubis, où je suis né. Je suis le dernier de trois enfants que son épouse, la Reine Mira, n’a jamais aimés. Puisque je possédais des facultés étranges dès les premiers mois de mon existence, ma mère, qui n’arrivait pas à me maîtriser, fut soulagée d’apprendre que le Roi d’Émeraude cherchait des enfants magiques afin d’en faire des Chevaliers. » « À mon arrivée au Château d’Émeraude, j’étais un gamin de cinq ans, terrorisé à l’idée de ne jamais revoir mon pays natal, jusqu’à ce que je découvre que six autres enfants avaient été arrachés de la même façon à leurs foyers… »
Abnar se matérialisa brusquement devant la petite table. Ce n’était plus de l’agacement que Wellan voyait sur son visage, mais de la colère.
— Savez-vous ce que vous faites ? tonna-t-il, sa voix se répercutant dans la grande salle.
— J’écris mes mémoires, répondit innocemment le Chevalier.
— Vous êtes en train de redonner à Onyx tous ses pouvoirs !
— Je n’ai pas relié ce livre avec la peau de mes ennemis et je n’ai certes pas l’intention de lui jeter un sort, protesta Wellan, qui ne comprenait pas ce qu’il faisait de mal.
— Si vous connaissiez mieux votre histoire, vous sauriez que le renégat et certains de ses sombres alliés savaient jeter des sorts. Ils ont installé des traquenards partout sur Enkidiev !
— Comment pourrais-je le savoir, puisque vous avez fait détruire tous les livres traitant de la première guerre ?
— Cessez de mettre ma parole en doute, sire Wellan. Obéissez-moi !
— Mais je ne sais même pas ce que vous voulez ! se fâcha Wellan, qui détestait les devinettes. Qu’y a-t-il de mal à écrire le récit de sa vie ?
— Onyx savait que je finirais par le coincer, expliqua Abnar en s’efforçant de reprendre son calme. Il a installé une puissante magie à cet endroit précis de la bibliothèque.
— Mais je ne ressens rien du tout.
— Si vous possédiez de plus grands pouvoirs, vous en seriez conscient.
— Dans ce cas, donnez-les-moi, le pressa Wellan.
— Ne me poussez pas à bout, siffla le Magicien de Cristal entre ses dents. Si vous voulez écrire, allez le faire ailleurs, sinon je devrai recourir à la force pour vous faire comprendre le danger auquel vous nous exposez tous.
Wellan jugea qu’il serait ingrat de sa part de lui tenir tête, car il venait d’accorder des pouvoirs supplémentaires à ses hommes. Il referma le journal, inséra le bouchon de liège dans le goulot de la bouteille d’encre, puis s’inclina devant Abnar avec soumission. Satisfait, l’Immortel se dématérialisa dans une pluie d’étincelles. Wellan transporta tout son matériel dans sa chambre. Ce n’était certes pas aussi confortable et éclairé que la bibliothèque, mais il s’en contenterait. Prenant place par terre, il ouvrit le cahier sur le lit et raconta ses premiers mois au château, ses indisciplines et sa crainte du terrible bâton d’Élund, en pensant que Jenifael se régalerait de ces anecdotes dans quelques années.
Au moment où il s’apprêtait à rejoindre ses frères pour le repas du soir, un serviteur l’intercepta à l’entrée du hall pour l’informer que le roi, très fatigué, désirait lui parler tout de suite en privé, plutôt que de le recevoir dans la soirée, Wellan prévint donc Bridgess de ses plans et lui promit de revenir à temps pour mettre Jenifael au lit.
Préparant mentalement son rapport, le grand Chevalier se dirigea vers les appartements du souverain. Il fut aussitôt conduit à la petite salle à manger où le vieillard dînait jadis avec Kira. Émeraude Ier était assis dans son fauteuil et l’attendait, le visage pâle comme de la craie.
— Approche, Wellan. Surtout pas de courbettes, ce soir, soupira le monarque en l’apercevant. Ma vie s’achève et je n’ai plus de temps à perdre avec ces cérémonies qui n’en finissent plus.
Le soldat s’empressa de prendre place devant lui en le sondant avec ses sens magiques. Son cœur battait en effet avec difficulté, mais c’était sans doute normal pour un homme d’un âge aussi vénérable.
— Je suis désolé de l’apprendre, sire, déplora Wellan avec une sympathie non feinte.
— J’ai eu une longue vie remplie de joie et de satisfaction. Beaucoup de rois n’ont pas eu cette chance. Mais tu ne voulais certainement pas me voir pour m’entendre gémir sur mon sort. Dis-moi ce que je peux faire pour toi, mon brave Chevalier.
— J’aimerais que vous intercédiez auprès du Roi des Elfes en faveur d’un de mes hommes qui est devenu amoureux de sa fille lors de notre séjour dans son royaume.
— Et cette jeune personne l’aime aussi ?
— Oui, Majesté. Je trouve cruel que le Roi Hamil s’oppose à cette union seulement parce qu’il éprouve de l’aversion envers les humains.
— Tu as raison. L’amour ne devrait jamais connaître de telles restrictions.
« Ses paroles ressemblent étrangement au discours que le dieu Vinbieth a tenu à mon frère il n’y a pas si longtemps », se rappela Wellan.
— Comment s’appelle ce Chevalier ? demanda le roi.
— Nogait, sire, et la jeune princesse porte le nom d’Amayelle.
— Alors, si ton estomac peut attendre quelques minutes encore, va chercher du papier et note ce que je vais te dire.
Wellan n’allait sûrement pas s’opposer à la volonté de son protecteur, surtout s’il pouvait assurer le bonheur de Nogait. Il alla chercher le matériel du scribe et écrivit fidèlement ce que le roi lui dicta. Il s’agissait d’une missive vantant les qualités des soldats-magiciens et recommandant le mariage des deux amoureux. Le vieil homme y apposa finalement son sceau. Il s’adossa dans son fauteuil et pria le chef de ses Chevaliers de lui raconter sommairement sa dernière intervention militaire sur la côte, ce que Wellan s’empressa de faire.
Comme il l’avait promis à Bridgess, Wellan revint à temps pour border sa fille dans le berceau qu’Armène avait nettoyé pour eux. Jenifael l’attendait, assise sur le lit auprès de sa mère, vêtue d’une chemise de nuit. Dès qu’elle aperçut son père, la petite lui tendit les bras en gloussant de joie. Attendri, Wellan la cueillit avec douceur et l’embrassa sur la joue.
— La nuit, les petits enfants ont le privilège de visiter les dieux, murmura-t-il à son oreille.
Jenifael leva sur lui des yeux pétillants : elle semblait en savoir beaucoup plus long que lui à ce sujet…
— Quand les bébés commencent-ils à parler ? demanda-t-il soudain à Bridgess.
— Normalement, ils se mettent à répéter tout ce qu’on leur dit dès qu’ils ont commencé à marcher. Mais Jenifael n’est pas comme les autres enfants.
— J’ai bien hâte qu’elle devise avec moi sur les mystères du monde.
— Cela viendra bien plus rapidement que tu le penses. Maintenant, cesse de succomber à son charme et couche-la dans son lit.
Il la déposa avec précaution dans les draps propres. Il berça le petit lit de bois en chantant une chanson que sa nourrice lui avait apprise autrefois. Bridgess l’observa avec le plus grand étonnement, ne l’ayant jamais entendu chanter de toute sa vie. Jenifael rayonnait de bonheur. Bridgess se retint pourtant de questionner Wellan, pour ne pas mettre fin a cet enchantement.
— Fais de beaux rêves, ma petite déesse, chuchota-t-il lorsqu’elle ferma finalement les paupières.
Bridgess lui prit la main et l’entraîna à l’extérieur de la chambre, en direction du hall. Elle espérait que les serviteurs n’avaient pas desservi la table, car elle entendait gronder l’estomac de son époux.
— Plus j’en apprends sur toi, moins je te connais, avoua-t-elle, visiblement consternée. Tu as une très belle voix.
— Et surtout une bonne mémoire, ajouta-t-il. Je n’ai pas entendu cette berceuse depuis des lustres.
— J’ai bien hâte de voir la réaction de nos frères lorsqu’ils apprendront que tu as des talents cachés.
— Tu n’oserais pas ! protesta Wellan.
Elle accéléra le pas dans le couloir. Il la saisit par la taille en lui faisant des menaces amicales jusqu’à la porte de la grande salle.